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Ils laissèrent la meute bruyante des journalistes à l’extérieur du sas du secteur de sécurité.

— Je ne les ai jamais vus excités à ce point, commenta Proboda. On pourrait croire que c’est leur première occasion de relater un véritable drame.

Faute d’avoir l’expérience des médias, Sparta avait cru que les techniques classiques permettant d’asseoir son autorité… intonation de la voix et attitude énergique… seraient efficaces. C’était le cas, dans une certaine mesure, mais elle avait sous-estimé la capacité de la foule à briser sa concentration et à lui donner des aigreurs d’estomac.

— Excusez-moi, Viktor… je vous demande un instant.

Elle s’isola dans un recoin du couloir désert et se laissa flotter dans les airs les yeux fermés. Elle utilisa sa volonté pour dissoudre la tension qu’elle percevait dans son cou et ses épaules. Son esprit se vida de toute pensée.

Proboda l’étudiait avec curiosité et espérait que personne n’emprunterait ce passage, ce qui l’eût alors contraint à fournir des explications. Ellen Troy, cette jeune inspectrice sortant du commun, était à présent vulnérable. Les yeux clos et la tête penchée en avant, elle flottait en apesanteur en position fœtale. La coupe de ses cheveux blonds révélait le fin duvet couvrant sa nuque.

Quelques secondes plus tard, elle rouvrit les yeux.

— Viktor, il me faudrait une combinaison spatiale. Taille trente-quatre, fit-elle.

Elle arborait à nouveau une expression décidée et autoritaire.

— Je vais voir ce qu’il y a dans les vestiaires.

— Il nous faudra également quelques outils. Des pinces magnétiques et des ventouses, un portique démontable, une visseuse avec un jeu d’embouts complet. Ainsi que des sachets et du ruban adhésif.

— Tout cela est inclus dans le nécessaire de mécanique numéro dix. Rien d’autre ?

— Non. Je vous retrouverai au sas.

Elle se dirigea vers le conduit de liaison menant au Roi des Étoiles alors que Proboda s’éloignait en direction du placard à outils.

Les deux gardes de faction à l’entrée du tube portaient des combinaisons spatiales bleues aux casques ouverts et étaient munis d’étourdisseurs – ces armes à air comprimé qui lançaient des balles de caoutchouc pouvant blesser grièvement un humain, même en scaphandre, mais qui ne risquaient pas d’endommager un système important de la station. La détention d’armes à projectiles métalliques était prohibée, dans l’espace.

Par le double vitrage des hublots s’ouvrant derrière ces hommes, elle voyait la masse imposante du cargo emplir presque entièrement la cale d’appontage. Il s’agissait d’un transporteur de fret de taille moyenne, mais bien plus gros que les vedettes, les navettes et les ravitailleurs habituellement remisés dans la station.

— Quelqu’un est-il monté à bord depuis la sortie de McNeil ? demanda-t-elle.

Les deux gardes échangèrent un regard, puis secouèrent la tête.

— Non, inspecteur.

— Personne, inspecteur.

Leurs voix les trahirent, de même que leur odeur : ils mentaient.

— Parfait, fit-elle. Si quelqu’un insiste pour passer, informez-m’en immédiatement, ou avertissez Proboda. Peu importe de qui il s’agit, même si c’est un membre de nos services. Compris ?

— Oui, inspecteur.

— Certainement, inspecteur. Vous pouvez compter sur nous.

Sparta pénétra dans le tube. Le disque de plastique rouge se trouvait toujours à sa place, en bordure du sas. Elle le toucha et se pencha.

Ce sceau n’était pas un simple adhésif. S’il ne dissimulait aucun microcircuit, ses polymères conducteurs enregistraient les empreintes électriques de tout ce qui s’en approchait. En y collant sa paume, en s’inclinant vers lui et en humant son odeur, Sparta fut informée de ce qu’elle désirait savoir.

Les détecteurs de champ implantés dans sa main relevèrent les traces caractéristiques laissées par un appareil de dépistage, que quelqu’un avait passé sur le disque dans l’espoir de découvrir ses secrets. Après avoir obtenu confirmation qu’il ne recelait aucun piège, la personne en question s’était enhardie au point de le toucher, sans doute avec des gants. Mais si elle n’avait laissé aucune empreinte digitale, Sparta n’eut aucune difficulté à reconnaître son odeur.

L’épiderme de tout individu exsude des substances huileuses et de la sueur contenant un certain mélange de divers produits, et plus particulièrement des acides aminés, dans des proportions aussi uniques que les dessins d’un iris. Sparta les analysa sitôt après les avoir humées. Elle avait le choix entre stocker chaque formule dans sa mémoire ou, plus utilement, les comparer à celles déjà enregistrées. Elle notait systématiquement la signature chimique de la plupart des personnes qu’elle rencontrait, quitte à l’effacer par la suite si elle s’avérait sans intérêt.

Elle ne fut pas surprise de reconnaître sur ce sceau celle de Kara Antreen, qu’elle avait relevée deux heures plus tôt, et elle ne put tenir rigueur aux gardes de lui avoir menti. Cette femme leur avait ordonné de se taire, et ils resteraient sous ses ordres bien après le départ de Sparta pour la Terre.

Elle ne pouvait pas non plus reprocher à Antreen sa curiosité. Que la responsable de l’antenne locale eût examiné le sceau était indéniable, mais rien ne permettait de supposer qu’elle était montée à bord du vaisseau. Le seul autre accès était le sas situé au milieu du puits central, et Sparta doutait qu’elle eût enfilé une combinaison spatiale et gagné le Roi des Étoiles de cette manière, en s’exposant ainsi aux regards d’une centaine de contrôleurs et de dockers.

Viktor vint la rejoindre en apportant un sac à outils et un scaphandre bleu, de la couleur des uniformes des représentants locaux de la loi. Il avait déjà mis le sien et placé son écusson doré sur son épaule.

 

*

 

Quelques minutes plus tard ils dérivaient lentement en direction de la coque du cargo qu’illuminaient des batteries de projecteurs et concentraient leur attention sur une petite perforation circulaire dans un des panneaux métalliques.

Derrière eux, dans l’immense cale d’appontage, d’énormes pinces d’acier cliquetantes saisissaient des appareils et les tiraient à l’intérieur de la station, alors que des tuyaux et des câbles autoguidés se déployaient et se dirigeaient tels des serpents vers les orifices des réservoirs et les prises des condensateurs. Des remorqueurs et des barges arrivaient ou quittaient la cale en se glissant entre les larges portes ouvertes sur les étoiles. Cette activité fébrile se déroulait dans le silence absolu du vide. Le cutter du Bureau spatial était amarré à côté du Roi des Étoiles, dans le secteur de sécurité. Juste en face, on achevait le ravitaillement d’une vedette accolée au sas commercial ; la navette qui irait chercher les passagers du vaisseau de ligne Hélios dont l’arrivée était imminente. L’hémisphère transparent du dôme de contrôle surplombait toute la scène.

Ils avaient franchi un des sas de maintenance, et Proboda tirait derrière eux le sac à outils en nylon translucide qu’une sangle assujettissait à son poignet. Sparta prit soin de contourner les bobinages du bouclier antiradiations du Roi des Étoiles, cette structure dans laquelle était enchâssée la partie supérieure du module de l’équipage. Elle prenait soin de rester à distance respectueuse, et si l’autre inspecteur fut intrigué par sa conduite il ne s’autorisa aucun commentaire. Sparta ne prit pas la peine d’expliquer ce qu’un certain nombre d’expériences personnelles fort désagréables lui avaient permis d’apprendre. Les champs électriques et magnétiques de forte intensité étaient pour elle très dangereux, même si les autres personnes ne pouvaient les percevoir : les courants induits dans les éléments métalliques implantés près de son squelette la désorientaient et, dans les cas extrêmes, perturbaient certaines fonctions vitales.

Ils arrivèrent à proximité du panneau de coque L-43. Ce dernier n’était pas aisément accessible, cependant, étant donné qu’il se situait sous la partie intérieure du module de l’équipage, juste au-dessus de l’extrémité convexe du long cylindre de la cale C.

— Je vais jeter un coup d’œil, déclara-t-elle en se glissant entre les deux éléments du vaisseau. Tenez, débarrassez-moi de ça.

Elle détacha de la coque la caméra-robot perchée au-dessus du trou et la tendit à Proboda. Dès qu’elles ne furent plus en contact avec la surface métallique, les roulettes magnétiques situées au bout des pattes de la petite machine s’emballèrent en bourdonnant.

L’homme posa le petit crabe d’acier un peu plus haut sur le module et la chose déguerpit aussitôt en direction du sas d’où elle était sortie.

Sparta tendit le cou vers le panneau endommagé et étudia le trou. Ses yeux firent un zoom pour se placer en position macroscopique et soumirent la perforation à un examen détaillé.

— Les dégâts n’ont pas l’air très importants, commenta la voix de Proboda dans l’auricom de son oreille droite.

— Attendez d’avoir vu l’autre côté. Mais je dois préalablement photographier ceci.

Elle prit un cliché avec l’appareil photogramme sanglé à son poignet gauche.

Ce que Sparta voyait à l’extérieur de la coque, même avec un rapport de grossissement qui eût sidéré l’autre policier, correspondait parfaitement à une perforation attribuable à une météorite d’un gramme se déplaçant à quarante kilomètres par seconde et entrant en collision avec un panneau d’acier – une cavité d’un millimètre de diamètre au centre d’un petit cercle brillant et lisse de métal ayant fondu avant de se solidifier à nouveau.

Les dommages infligés à la coque d’un vaisseau par un corps astral voyageant à des vitesses interplanétaires normales pourraient être comparés à ceux provoqués par un projectile traversant un blindage. À l’extérieur, les dégâts semblent modestes, mais l’énergie engendrée crée une onde de choc qui se propage vers l’intérieur en repoussant le métal. Les éclats fondent et s’éloignent en provoquant d’autres destructions. Si l’appareil est pressurisé, cette onde de choc s’étend rapidement et engendre à proximité du point d’impact des surpressions destructrices inversement proportionnelles à la distance.

— Est-ce un de ces panneaux amovibles qui s’enlèvent facilement ? voulut savoir Proboda.

— Nous n’avons pas cette chance. Voulez-vous me passer la visseuse et un embout Philips standard ?

Si près d’un tiers des éléments constituant la coque du pont des systèmes de survie étaient montés sur des charnières, celui portant la référence L-43 n’en faisait pas partie. Il s’agissait malheureusement d’une plaque fixée sur tout son pourtour par une cinquantaine de vis à tête plate. Proboda sortit du sac une visseuse sans fil et inséra l’embout demandé dans le mandrin.

— Tenez, fit-il en lui tendant l’outil. Je peux vous aider ?

— Oui, en récupérant ces maudits machins.

Il lui fallut près de dix minutes pour retirer les tiges filetées que Proboda attrapa au vol et glissa dans un sachet en plastique.

— Essayons le levier magnétique, à présent.

Il lui remit un petit électro-aimant massif qu’elle posa au centre de la plaque, sur le triangle jaune marquant l’emplacement du point de fixation en alliage ferreux. Elle pressa l’interrupteur de l’appareil et exerça une traction. L’outil adhérait fermement au métal, mais…

— C’est bien ce que je craignais. Pouvez-vous caler vos pieds quelque part ? Alors, tirez sur mes jambes.

L’homme se raidit et saisit les chevilles de Sparta. Il exerça une traction, mais le panneau refusa de céder.

— Il va falloir installer le portique.

Proboda plongea la main dans le sac à outils et en retira un assortiment de tiges d’acier munies de raccords coulissants. Il lui passa les pièces une à une, et quelques minutes plus tard elle avait assemblé parallèlement au panneau récalcitrant une structure qui reposait sur la coque par des pieds à cardans. Elle monta un réducteur à vis sans fin dans le support inséré au centre du portique, puis y glissa une barre d’accouplement dont l’extrémité inférieure s’encastrait dans un pivot du dos de l’aimant. Lorsque Sparta tourna la poignée, la vis sans fin tourna de même et exerça une traction inexorable. Après trois tours complets, la plaque s’enfla et finit par céder comme un bouchon dans le goulot d’une bouteille.

— Voilà ce qui la retenait, dit-elle en désignant la partie interne du panneau. De l’adhésif, sur la totalité de la surface.

Des grumeaux jaunâtres de colle durcie avaient maintenu cet élément en place : la mousse crachée par les systèmes de sécurité. L’air s’échappant par le trou en avait emporté une partie, qui s’était solidifiée en scellant la fuite. Le reste avait simplement créé un beau gâchis.

Sparta étudia la surface interne de la plaque et le monticule de matière adhésive qui obstruait la perforation. Elle en prit un photogramme, puis regarda par-dessus son épaule.

— Faites-moi voir cette trousse de couteaux.

Il la lui tendit, et elle préleva un outil à la lame fine et incurvée.

— Passez-moi également un sachet.

Elle fit précautionneusement glisser le tranchant du couteau sous le plastique friable, qui se détacha en fines lamelles.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Rassurez-vous, mon but n’est pas de détruire des pièces à conviction.

Elle plaça les éclats dans le petit sac.

— Je désire seulement voir à quoi ressemble le trou, sous cette substance.

Le cône avait la dimension d’une petite pièce de monnaie et était cerné par une auréole de métal fondu puis solidifié.

— Eh bien, tout me paraît normal.

Elle prit un autre photogramme, puis remit la plaque à Proboda.

— Placez-la dans le sac.

Sparta dirigea le rayon de sa lampe vers les ténèbres régnant dans le pont des systèmes de survie, qu’elle étudia en utilisant ses méthodes personnelles avant de prendre de nouveaux photogrammes.

— Pouvez-vous passer votre tête à l’intérieur, Viktor ? J’aimerais que vous puissiez voir cela.

Il se glissa près d’elle, et leurs casques se touchèrent.

— Quel merdier !

Dans un rayon de deux mètres autour du point d’impact, les dégâts étaient considérables. Les conduites, tordues dans tous les sens, s’achevaient par des gueules déchiquetées et évoquaient des vers benthiques congelés.

— Les deux réservoirs ont été détruits en même temps. On pourrait difficilement trouver un endroit plus vulnérable, dans tout l’appareil.

Une sphère d’oxygène était éventrée et l’autre avait volé en éclats ; ce qui en subsistait évoquait une coquille d’œuf écrasée. Des fragments de la cellule d’alimentation flottaient à proximité du plafond, où la lente décélération de l’appontage les avait regroupés.

— Excusez-moi un instant, mais je dois tendre mon bras à l’intérieur.

Sparta s’étira et récupéra des débris miroitants qu’elle plaça dans des sachets en plastique, avec d’autres échantillons. Puis elle parcourut une dernière fois le pont dévasté du regard, avant de se reculer.

Ils rangèrent les outils et les preuves récoltées dans le grand sac.

— Voilà qui devrait suffire, pour ici tout au moins.

— Avez-vous trouvé ce que vous espériez découvrir ?

— C’est possible. Nous ne serons fixés qu’après avoir pris connaissance des conclusions du labo.

Avant de regagner la station, j’aimerais aller jeter un coup d’œil à l’intérieur du vaisseau.

Ils se déplacèrent le long du cylindre de la cale C, d’une poignée à la suivante, jusqu’au sas central du Roi des Etoiles.

Cet accès donnait dans le long tube qui s’achevait d’un côté par les réservoirs de carburant et les moteurs nucléaires, et de l’autre par les cales et le module de l’équipage. Sparta Utilisa les commandes d’ouverture externes… un modèle standard rendu obligatoire sur tous les types d’appareils…, puis elle pénétra dans l’espace exigu. Proboda s’y glissa derrière elle, avec le sac à outils en remorque.

Elle referma l’écoutille. D’ici, il lui serait possible de pressuriser le sas, si nulle instruction contraire n’avait été programmée au préalable. Un panneau rouge s’alluma à côté du volant de fermeture intérieur : « VIDE. DANGER. »

— Je vais rétablir la pression, annonça-t-elle. Attention, ça va puer.

— Pourquoi ne pas garder nos casques fermés ?

— Nous devrons tôt ou tard affronter cette puanteur, Viktor. Mais vous êtes libre de ne pas ouvrir la visière du vôtre, si vous préférez.

Sans commenter sa décision, il s’abstint de déverrouiller son casque et Sparta contint un sourire. Elle le trouvait bien délicat, pour un homme possédant une carrure aussi impressionnante et exerçant leur profession.

Elle utilisa les commandes pour pressuriser l’intérieur du puits central du vaisseau. Quelques instants plus tard le voyant passa du rouge au vert… « Pressions atmosphériques égales »… mais elle n’ouvrit pas la porte interne et remonta la visière de son casque.

Et elle fut assaillie par une épouvantable puanteur : sueur, nourriture avariée, fumée de cigarettes, vin aigre, ozone, peinture fraîche, huile, graisse, déchets corporels… et, par-dessus tout, bioxyde de carbone. Cet air était moins délétère qu’au cours des dernières journées de voyage de McNeil, car celui de la station s’y mêlait depuis que le technicien avait débarqué, mais il s’avérait malgré tout pestilentiel. Quelques instants furent nécessaires à Sparta pour se reprendre.

Ce qu’elle s’abstint de dire à Proboda, c’était qu’elle n’agissait pas ainsi par pur masochisme.

Cela lui permettait non seulement d’analyser directement les composants chimiques de l’atmosphère mais également d’évaluer et de traduire ses impressions au niveau du conscient. Il était nécessaire de trouver la réponse à une question très importante, avant d’entrer à l’intérieur du vaisseau : avait-on emprunté ce passage pendant le voyage ? Le sas principal ne posait aucun problème. Si un des deux hommes l’avait traversé pour sortir, l’autre l’aurait su ; avant qu’ils n’y pénètrent ensemble et que seul McNeil n’en revînt, naturellement. Mais les choses étaient différentes, pour ce sas. L’un d’eux avait pu se glisser hors du vaisseau par cette sortie secondaire pendant que son compagnon dormait ou était occupé. Savoir cela était capital.

L’odeur qui régnait en ce lieu lui permit d’être fixée sur ce point.

— C’est bon, je pense pouvoir le supporter.

Elle sourit à Proboda, qui l’étudiait depuis le confort offert par son casque.

Elle tourna le volant de l’écoutille intérieure, l’ouvrit, et s’avança dans la coursive centrale pour éprouver aussitôt une sensation de vertige. Sparta se trouvait dans un étroit conduit circulaire de cent mètres de long, un tube d’acier poli si rectiligne qu’il paraissait se fondre dans un point noir situé en poupe. Pendant un instant, elle eut l’impression angoissante de se trouver dans le canon d’un fusil.

— Quelque chose ne va pas ? fit la voix de Proboda, assourdissante, dans son auricom.

— Non… je vais très bien…

Elle regarda vers le « haut », en direction de la proue du vaisseau. L’écoutille d’un sas se trouvait à quelques mètres au-dessus de sa tête, avec au-delà les entrées des cales et du module de l’équipage.

Le panneau lumineux se trouvant à côté était vert. « Pressions atmosphériques égales. » Elle tourna le volant, souleva le capot circulaire, et pénétra dans le grand sas qui séparait la partie habitable du vaisseau des énormes conteneurs largables – eux-mêmes dotés de leurs propres sas. Les écoutilles externes des quatre cales la cernaient et des voyants rouges brillaient sur trois d’entre elles. « VIDE, DANGER. »

L’inscription jaune visible à côté de la cale A était cependant moins dissuasive. « Entrée formellement interdite à toute personne non autorisée. »

Il s’agissait d’une porte d’acier circulaire massive, semblable aux autres, avec un lourd volant en son centre. Il suffisait de taper certains chiffres dans le bon ordre sur le clavier encastré à côté pour obtenir aussitôt le droit d’entrer.

Elle eut le temps d’incliner la tête vers chaque écoutille, avant que Proboda se fût hissé de l’étage inférieur en traînant toujours le sac à outils. Personne n’avait pénétré dans les cales B et D depuis des semaines, mais le pavé numérique et le volant de la cale A portaient des traces de manipulation. De même, et cela la surprit, que ceux de la cale C.

— La A est la seule qui soit verrouillée, Viktor, dit-elle lorsqu’il fut à ses côtés. Nous devrons trouver la combinaison, ou forcer cette porte. Vous voulez inspecter la B ? Je me charge de la C.

— Bien sûr.

Il pressa des touches afin de pressuriser son sas. Sparta ferma son casque et entra dans celui de l’autre cale. Le rituel consistant à fermer l’écoutille externe, faire le vide puis ouvrir la porte donnant dans une cale non pressurisée devait être exécuté avec soin, sans hâte. Puis elle se retrouva à l’intérieur.

Il s’agissait d’un cylindre d’acier grand comme un silo à grains où régnait une obscurité profonde, hormis à proximité, du panneau lumineux installé près du sas. Sa faible clarté verdâtre révélait des monstres de métal de près de six tonnes alignés contre la paroi, tels des choristes. Ils étaient tous solidement arrimés aux côtés et aux longerons d’acier de la cale. Alors qu’elle approchait d’eux dans la pénombre, ils paraissaient se dilater et leurs yeux de diamants composés semblaient suivre ses déplacements comme ceux de certains portraits en trompe-l’œil.

Ce n’étaient que des machines inertes, naturellement. Sans leurs barres de carburant fissile, empilées à proximité dans des conteneurs blindés en graphite, ces énormes robots étaient incapables de se mouvoir. Cependant, Sparta ne pouvait nier qu’ils l’intimidaient, avec leur corps de titane segmenté conçu pour supporter des températures infernales, leurs pattes d’insecte prévues pour affronter les terrains les plus accidentés, leurs griffes et leurs mandibules en diamant imaginées pour déchiqueter les roches les plus dures…

Et leurs yeux à facettes miroitantes.

Alors qu’elle se propulsait vers le robot le plus proche, elle perçut un picotement dans son oreille interne. Elle fit une pause avant de reconnaître les effets de la radioactivité qui engendrait les mêmes courants induits… à peine perceptibles, dans le cas présent… que le bouclier antiradiations du vaisseau. Un regard au numéro de série de la machine lui confirma qu’il s’agissait de celle testée par Sondra Sylvester sur le terrain de manœuvre de Salisbury, trois semaines avant son embarquement à bord du Roi des Étoiles.

Elle passa devant le monstre de métal avec prudence puis inspecta les autres, étudiant leurs têtes dressées et menaçantes. Le premier excepté, tous étaient aussi froids que du marbre.

 

*

 

Sparta avait regagné le sas d’accès et refermé l’écoutille derrière elle. Elle attendait que Proboda revînt de la cale D. L’inspecteur avait contrôlé le contenu de la B et gagné la dernière soute non pressurisée, pendant qu’elle admirait toujours les robots. Le sommet de sa tête dépassa du sas, et elle la compara à celle d’une fourmi. Elle tapota la sphère de plastique bleu.

— Pourquoi ne l’ouvrez-vous pas ? s’enquit-elle. La puanteur ne vous tuera pas.

Il la regarda et obtempéra sans enthousiasme. Une bouffée d’air fétide parvint à ses narines et son nez se plissa jusqu’au front.

— Dire qu’il a dû vivre là-dedans pendant une semaine ! fit-il.

Et elle pensa qu’il mépriserait un peu moins McNeil, faute de pouvoir éprouver du respect pour cet homme.

— Accepteriez-vous de me rendre un service, Viktor ? Il faudra pour cela nous séparer quelques minutes.

— Avant d’en avoir terminé ? Nous devons contrôler au plus tôt les déclarations du suspect.

— Je suis pratiquement certaine que nous disposons déjà de preuves décisives, et je voudrais que vous les portiez au labo.

— Inspecteur Troy, j’ai ordre de rester près de vous, de ne pas vous quitter.

— C’est d’accord, Viktor. Vous pourrez aller dire au capitaine Antreen tout ce que vous jugerez utile de lui raconter.

— Il faudra préalablement me faire part de vos conclusions, rétorqua-t-il, exaspéré.

— Entendu. Et ensuite, quand vous aurez porté tout cela au labo, vous irez intercepter l’Hélios. Avant qu’un seul de ses passagers ne débarque. Débrouillez-vous pour ne pas leur laisser le temps de s’ennuyer…

 

*

 

Il partit dès qu’elle lui eut exposé ses soupçons et qu’il eut assimilé leur nature. Elle découvrait que cette obligation de se montrer persuasive l’épuisait. Sparta ne maîtrisait qu’avec difficulté la science des rapports sociaux, de la manipulation de son entourage. Peu après, presque involontairement, elle fut à nouveau en transe.

Cette brève méditation la revigora. Alors qu’elle permettait au monde extérieur de parvenir progressivement jusqu’à sa conscience, elle se mit à écouter…

Elle ne put tout d’abord filtrer et localiser l’origine de ce qu’elle entendait. Elle était assaillie par la symphonie de la grande station spatiale qui tournait lentement au-dessus de Vénus. Les sons lui parvenaient à travers la coque du Roi des Étoiles : le souffle des gaz et des fluides qui suivaient ses conduites, le bruissement des roulements à billes de son immense moyeu et de ses anneaux qui effectuaient posément une ronde sans fin, le bourdonnement de milliers de circuits et de câbles à haute tension qui faisait vibrer l’éther. Elle captait les bruits des cent mille habitants de la station. Un tiers travaillaient, et les autres dormaient ou vaquaient aux menues occupations de l’existence : acheter, vendre, enseigner, étudier, cuisiner, manger, s’affronter, jouer…

En tendant simplement l’oreille, elle ne pouvait suivre aucune conversation. Personne ne semblait discuter dans le voisinage immédiat du Roi des Étoiles. Elle aurait naturellement pu accorder la fréquence de son syntoniseur auditif sur celle des transmissions radio et autres moyens de communication, si elle avait décidé de se placer en mode de réception, mais tel n’était pas son désir. Elle souhaitait uniquement avoir une impression d’ensemble de ce lieu, découvrir ce que l’on éprouvait lorsqu’on vivait dans un univers métallique condamné à effectuer sans trêve le tour d’une planète infernale. Un monde avec des parcs, des jardins, des boutiques, des écoles et des restaurants, bien sûr… ainsi qu’une vue magnifique sur la nuit étoilée et le soleil aveuglant… mais un milieu clos d’où seuls les plus riches pouvaient s’évader. Il s’agissait d’un microcosme où des gens de cultures disparates… Japonais, Arabes, Russes, Américains du Nord… devaient se côtoyer dans des conditions d’existence qui engendraient inévitablement de la tension. Certains venaient à Port Hespérus pour des raisons financières, d’autres parce qu’ils s’imaginaient que l’espace les libérerait des contraintes inhérentes à une Terre surpeuplée. Il y avait encore ceux qui se trouvaient captifs de ce monde artificiel parce que leurs parents les y avaient conduits. Mais peu possédaient l’esprit des véritables pionniers qui considéraient des conditions de vie pénibles comme une fin en soi. Port Hespérus était comparable à une plate-forme pétrolière perdue au milieu de l’Atlantique Nord ou à une ville de papeteries du cœur des forêts canadiennes.

Le message que Sparta recevait à travers les cloisons de métal traduisait de la tension contenue, de l’attente, une écrasante sensation de servitude. Et il y avait encore autre chose. Cela était présent dans une certaine mesure chez les immigrants de fraîche date mais surtout chez les résidents les plus jeunes, ceux qui étaient nés à bord de la station – l’ennui engendré par une existence monotone, du ressentiment, un courant sous-jacent et presque inconscient de mécontentement. Mais les décisions étaient prises par des gens appartenant à la génération précédente, et ces derniers n’avaient d’autre but que d’exploiter intensivement les ressources de la surface de Vénus, vivre le plus confortablement possible, et amasser suffisamment d’argent pour pouvoir quitter Port Hespérus à jamais…

 

*

 

À près d’un kilomètre du cargo dans lequel Sparta flottait en apesanteur et s’abandonnait à de telles rêveries, Port Hespérus grouillait de vie. L’énorme sphère principale de la station était ceinte de grands arbres… aux sommets pointés vers son centre… et entourée de vastes baies munies de volets dont l’inclinaison variait sans cesse pour atténuer la clarté aveuglante provenant de Vénus et du Soleil. Des sentiers serpentaient au sein de jardins luxuriants où l’on trouvait des fleurs de la passion, des orchidées et des broméliacées, sous les cycas et les fougères géantes, à proximité de ruisselets et d’étangs d’eau recyclée qu’enjambaient des ponts incurvés de bois ou de pierre.

Un promeneur effectuant le circuit complet de trois kilomètres et demi eût trouvé sur son chemin des paysages et des microclimats très différents, conçus par le maître paysagiste Senö Sato pour évoquer la diversité des cultures ayant contribué à bâtir Port Hespérus et le passé mythique de la planète autour de laquelle gravitait cette station. Un pas sous une porte de sanctuaire shinto et c’était Kyoto : un palais, des allées de galets, des pins noueux. Derrière les branches de ce tamarinier, Samarkand et ses riches demeures de pierre dont les mosaïques se reflétaient dans des bassins parfumés. Au-delà de ces bouleaux dénudés, Kiev, dont les tours surmontées d’un bulbe bleu surplombaient un canal gelé sur lequel évoluaient deux patineurs. Sous les pieds, la neige se changeait en poudre de marbre puis en sable, et l’on trouvait le Sphinx, dans un cadre de désert et de rochers. En haut de cette sente rocailleuse, juste après ce prunier en fleur, Shangai la disparue et une pagode de sept niveaux aux fleurons dorés. Derrière ces ginkos jaunes, New York et l’étang de Central Park avec ses maquettes de goélettes que la statue de bronze d’Alice admirait, l’air perplexe. Une allée de sapins du Canada menait à Vancouver, avec ses cèdres ruisselants, ses totems et ses gargouilles patinées de vert-de-gris. Et sous ces fougères géantes se trouvaient les marais légendaires de la Vénus de fiction, avec un vaste assortiment de plantes carnivores vernissées par les pluies continuelles. En contournant cet araucaria, on était de retour à Kyoto…

De l’autre côté de ces jardins magnifiques, dans des ceintures concentriques à la sphère centrale, il y avait encore la Casbah, les Champs-Élysées, la place Rouge, la Cinquième Avenue et la Grand-Rue de Port Hespérus – boutiques, galeries, braderies, salons de thé russes, échoppes de marchands de tapis, restaurants de quinze origines ethniques différentes, halle aux poissons (des brèmes d’aquaculture, une spécialité locale), marchés de fruits et de légumes, étals de fleuristes, temples et mosquées, synagogues et églises, cabarets aux spectacles sagement polissons, le Centre de Représentation artistique de Port Hespérus et des rues pleines de badauds et de camelots, de jongleurs et de musiciens ambulants, de personnes portant des atours de métal et de plastique sur un épiderme teint de couleurs vives. Les jardins de Sato attiraient les riches touristes de tout le système solaire que les négociants de Port Hespérus se tenaient prêts à accueillir.

La sphère centrale était également fréquentée par les travailleurs de la station et leurs familles. Mais un monde ressemblant à Disneyworld… même avec un assortiment cosmopolite de plats, de boissons et d’habitants authentiques et parfois excentriques… devient très familier après la cinquième ou la sixième visite, et horriblement ennuyeux après la centième. La moindre opportunité de nouveauté, de distraction, est alors inestimable…

Et telle était la raison du profond mécontentement de Vincent Darlington.

 

*

 

Cet homme se déplaçait sans but précis dans le décor tape-à-l’œil de la salle principale du Muséum Hespérien. Ici et là, il redressait le cadre tarabiscoté d’une toile baroque ou rococo, tout en repoussant la tentation de plonger les doigts dans les monticules de crevettes et de caviar, de queues de langouste et de dés de jambon de synthèse que les traiteurs avaient apportés par kilos et que la clarté tachetée tombant de la coupole nappait de reflets huileux. À intervalles de quelques minutes, Darlington regagnait la vitrine vide trônant à l’extrémité de la salle – installée à l’emplacement qu’eût occupé l’autel s’il s’était agi d’une église ; comparaison renforcée par les vitraux du dôme. Ses petits doigts boudinés tambourinaient alors le cadre doré du meuble fabriqué tout spécialement pour recevoir sa dernière acquisition et qu’il avait fait installer là où nul ne pourrait manquer de le voir en entrant dans la salle – surtout pas cette femme, si elle avait l’impudence de venir.

C’était une des raisons pour lesquelles il avait organisé cette mise en scène et invité quelqu’un, cette personne ô combien spéciale que Sylvester ne manquerait sans doute pas d’accompagner. Il espérait qu’elle viendrait, l’impatience de lire du dépit sur son visage le rongeait…

Mais tout était fini avant d’avoir commencé. Ou tout au moins reporté à plus tard. Il avait d’abord appris que son acquisition venait d’être placée sous scellés, puis que la police retardait le débarquement des passagers de l’Hélios ! Pourquoi diable faisait-on tant d’histoires à propos d’un simple accident survenu dans l’espace, bon sang ?…

La situation était terriblement embarrassante, mais il n’avait pas la moindre intention de rouvrir le Muséum Hespérien avant que son trésor n’eût pris place dans sa châsse.

Il s’écarta de l’autel vide. Il avait refusé de se mêler à la foule des journalistes et autre racaille qui s’était précipitée vers le secteur de sécurité à l’arrivée tant attendue du Roi des Étoiles. Il s’était contenté de contacter discrètement les autorités pour les presser… on pourrait en fait dire supplier, mais de la manière la plus élégante qui soit… de faire lever les mesures bureaucratiques qui l’empêchaient de prendre immédiatement livraison de l’ouvrage qui était probablement le plus précieux de toute l’histoire de la littérature anglaise. Et sincèrement, s’il ne s’était pas agi d’un ouvrage inestimable, pourquoi aurait-il été contraint de le payer cette somme exorbitante… probablement la plus élevée jamais versée pour un texte en anglais depuis les balbutiements de cette langue…, et sur ses propres deniers, qui n’étaient pas, après tout, inépuisables ?

Il n’accordait naturellement pas la moindre importance à cet ouvrage ; à son contenu, tout au moins, aux mots qui y étaient écrits. De banales histoires de guerre, voyez-vous. Il était exact que ce type, ce Lawrence, était considéré comme un bon écrivain et qu’il y avait en outre ces dédicaces de G.B. Shaw et de Robert Graves. Si Darlington n’avait jamais rien lu leur étant attribuable, tous reconnaissaient qu’il s’agissait également de grands auteurs littéraires, pour leur époque en tout cas, et une réputation ayant résisté au passage d’un siècle ne pouvait être usurpée, non ? Mais il ne s’agissait pas exactement de l’ouvrage qu’il s’était proposé d’acquérir, s’avoua-t-il. Il avait en fait confondu ce Lawrence avec un homonyme ayant vécu à la même période. Son erreur était cependant pardonnable, car tout cela appartenait à un lointain passé.

Et c’était en outre sans le moindre rapport avec ses soucis actuels. Il avait versé une fortune en échange de ce foutu bouquin dont il n’existait que cinq exemplaires dans tout l’univers. Trois d’entre eux avaient d’ailleurs été égarés et il ne restait à présent que celui de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis d’Amérique et le sien – celui du Muséum Hespérien dont il était propriétaire. Et il en avait fait l’acquisition pour une seule raison : humilier la femme qui s’était permis de le bafouer en poursuivant publiquement de ses assiduités sa… eh bien, la personne ô combien spéciale qui avait été autrefois sa compagne légale.

Sans doute eût-il mieux fait de dire simplement bon débarras à cette petite salope. Mais il en était incapable. Elle possédait des charmes indéniables et Darlington ne pouvait espérer trouver son équivalent dans cette boîte à sardines spatiale.

Cette sombre pensée en engendra d’autres, encore plus déprimantes, comme c’était toujours le cas lorsqu’il se demandait s’il lui serait un jour possible de quitter Port Hespérus et de rentrer chez lui. Il savait au fond de son être que de tels espoirs étaient vains. Ce pauvre Vince Darlington aurait droit à des funérailles dans l’espace, hormis si ses sœurs décédaient par miracle avant lui. Il n’avait pas à redouter d’être extradé vers la Terre, cependant, rien de public ou de légal. Non, c’était le prix que les membres de sa famille… ces harpies, vraiment… avaient exigé en échange de leur silence, lui évitant ainsi d’être incarcéré dans une prison suisse, plus exactement. Naturellement, il avait fallu que ce fût leur argent…

Tel était le cadre de son exil, et il resterait captif de ces petites pièces aux parois tapissées de velours, sous cette… étonnante coupole de verre peint (ce bâtiment n’avait-il pas été initialement conçu comme lieu de culte ?), entouré de ses trésors sans attraits.

Il lança un nouveau regard aux crevettes, qu’il ne trouva pas plus appétissantes que la fois précédente.

Il débuta une nouvelle tournée de redressage des toiles. Quand serait-il autorisé à entrer en possession de son bien ? Peut-être eût-il mieux fait de tout annuler. Le capitaine Antreen ne l’avait guère aidé. Oh ! Elle ne s’était pas montrée avare de sourires et de belles promesses, mais pour quel résultat ? Rien de concret, en tout cas. L’arrière-goût amer de toute cette affaire faisait cailler la douceur de la revanche qu’il projetait de prendre sur Sylvester.

Darlington gagna d’un pas nerveux une des salles latérales obscures et moins spacieuses. Il s’arrêta à côté d’une vitrine dont le couvercle de verre renvoyait son reflet. Il réordonna sa chevelure noire désormais clairsemée et remonta la monture de corne démodée de ses lunettes. Ses lèvres se plissèrent en une moue de satisfaction – il avait toujours fière allure, grâce à Dieu. Puis il repartit, sans prêter attention au contenu du présentoir.

Ce que Darlington laissait derrière lui à l’intérieur de cette petite salle était le seul véritable trésor du Muséum Hespérien, même s’il refusait de lui accorder un tel statut. Il s’agissait des étranges fragments d’empreintes fossilisées que des robots explorateurs avaient trouvés à la surface de Vénus et auxquels ce musée devait d’être devenu un centre d’intérêt pour les scientifiques et les érudits ; et, après les jardins de Sato, une des principales attractions touristiques de Port Hespérus. Mais Darlington, qui possédait une richesse incommensurable tout en ne disposant que d’une rente âprement négociée avec ses sœurs, ne s’intéressait qu’à l’art européen contestable de l’ère du mélodrame-et-des-fioritures, et pour lui les roches et les os évoquaient une station-service perdue dans le désert ou une boutique d’antiquaire de la Terre. C’était uniquement parce que ses fossiles vénusiens attiraient sur lui l’attention de tout le système solaire qu’il leur avait accordé à contrecœur cet espace.

Il poursuivait sa promenade et regardait ses toiles et ses sculptures tape-à-l’œil, son bric-à-brac coûteux, tout en ruminant de sombres pensées. Il se demandait ce qu’espérait obtenir cette policière de la Terre en allant fourrer son nez à l’intérieur de l’épave où se trouvait encore son livre si précieux.

 

*

 

Avant l’arrivée de l’Hélios et après que Sparta lui eut demandé de faire mettre cet appareil en quarantaine, Viktor Proboda se présenta au quartier général local du Bureau du Contrôle spatial. Le capitaine Antreen le convoqua immédiatement. Le lieutenant Kitamuki, son assistante, se trouvait déjà dans la pièce.

— Vos instructions étaient pourtant claires, Viktor, fit Antreen dont le masque habituellement souriant avait été remplacé par celui de la colère. Vous ne deviez pas quitter Troy un seul instant.

— Elle m’a accordé sa confiance, capitaine. Elle m’a promis de m’informer de tout ce qu’elle découvrirait.

— Et vous l’avez crue ? voulut savoir Kitamuki.

— Cette femme semble savoir ce qu’elle fait, lieutenant.

Proboda trouvait la chaleur étouffante, dans ce bureau.

— En outre, Terre Central lui a confié cette affaire.

— Nous avons demandé l’envoi d’un remplaçant, pas à nous décharger de l’enquête, rétorqua Antreen.

— Je n’apprécie pas plus que vous cette situation, capitaine. En fait, j’ai assimilé sa nomination à une insulte personnelle, au début, étant donné que vous m’aviez pour votre part confié ce dossier. Mais il est exact que la plupart des personnes concernées sont des résidents de la Terre…

— Principalement des Euro-Américains, intervint Kitamuki. Cela vous fournit-il un indice ?

— Désolé.

Proboda voyait se dessiner la théorie d’un complot… et Kitamuki était experte en la matière…, mais il n’accordait guère de poids aux hypothèses de ce genre. Il avait tendance à pencher pour des motivations plus simples, comme la vengeance, l’avidité et la stupidité.

— Je pense sincèrement que vous devriez jeter un coup d’œil aux analyses du labo. Nous avons… Troy a procédé à un examen minutieux du point d’impact, et ce qu’elle a trouvé…

— Quelqu’un, là-bas, a dû lui donner pour instructions de nous discréditer, l’interrompit Kitamuki. Ici, à Port Hespérus, le Dragon Bleu obtient des résultats spectaculaires et ce n’est pas du goût de certains Euro-Américains, tant à bord de la station que sur Terre.

Elle fit une pause, pour lui laisser le temps d’assimiler ses sombres suspicions.

— Nous devons regarder où nous mettons les pieds, Viktor, approuva posément Antreen. Afin de nous protéger. Port Hespérus est un modèle de coopération que bien des gens voudraient malheureusement voir disparaître.

Proboda suspectait quelqu’un de lui jeter de la poudre aux yeux – sans savoir qui avec précision. Mais, si le capitaine Antreen ne semblait pas disposée à apporter des éclaircissements sur ce qui motivait son raisonnement, elle venait malgré tout de marquer un point.

— Qu’attendez-vous de moi, alors ?

— Obéissez à Troy, mais sachez que nous sommes avec vous, même si c’est dans la coulisse. Cette femme ne doit pas l’apprendre. Nous voulons que cette enquête aboutisse, naturellement, mais il serait superflu de s’intéresser à tout ce qui n’est pas en rapport direct avec l’affaire.

— Entendu, accepta Proboda. Je m’occupe de l’Hélios ?

— Faites, dit le lieutenant Kitamuki. Nous nous chargerons de Troy.

— Et que vouliez-vous nous dire, au sujet des analyses du labo ? lui demanda finalement Antreen.

 

Point de rupture
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